Ces Français restés en Algérie

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Alors qu’à l’été 1962 le rapatriement massif des Français s’organise, deux cent mille d’entre eux choisissent de ne pas quitter l’Algérie. Nous sommes allés à leur rencontre.

Les tortues paressent au soleil, entre iris blancs et bananiers, dans le jardin de Paul Faizant. A cent kilomètres d’Alger, cet ancien enseignant de 75 ans habite encore la jolie maison blanche construite par son père dans les années 1940, au bord de la place principale du village, qui s’appelait alors Novi (Sidi Ghiles depuis l’indépendance). « Le 11 août 1962, se souvient ce monsieur à l’infaillible mémoire, 293 des 300 Français d’ici sont partis en bateau pour Marseille, sous la protection de l’armée française. » Lui, avec sa femme Suzel et quelques autres, est resté. « Je ne dis pas qu’ils ont eu tort, précise-t-il. Si j’avais été un colon riche, dont les terres risquaient la nationalisation, peut-être serais-je parti aussi. Nous n’étions ni des saints ni des héros, nous voulions juste vivre dans le pays où nous étions nés. Et nous y avons été heureux. »

Car tous les Français n’ont pas quitté l’Algérie à l’été 1962. Après trois ans d’enquête, Pierre Daum con­sacre son passionnant ouvrage Ni valise ni cercueil (1) , aux 200 000 Français (sur un million) qui sont restés. « Il ne leur est rien arrivé ! Les rapatriements massifs, dans la peur, furent une réalité incontestable. Mais ce ne fut pas la seule. » Depuis 1962, beaucoup sont morts ; d’autres sont partis plus tard, pour les études des enfants ou pendant la guerre civile des années 1990. Il en reste quelques centaines, aux parcours divers. « Tous n’avaient pas milité pour l’indépendance, précise Pierre Daum. Certains, pro-Algérie française, se sont même convertis à l’égalité avec les Algériens. Admirable quand on a été élevé avec le racisme colonial dans le biberon ! »

Dans le biberon de Maurice Baglietto, né à Alger en 1925, il n’y avait ni racisme ni esprit colonial, mais le communisme fervent de son père, comptable d’origine italienne et militant au PCA (Parti communiste algérien). Momo a toujours connu l’égalité avec les Algériens dans son quartier populaire du Ruisseau. « On a grandi ensemble, travaillé, galéré, manifesté ensemble. » Militant lui aussi, engagé auprès du FLN, il fut interné au camp de Lodi (à cent kilomètres d’Alger, on y enfermait les pieds-noirs soupçonnés de sympathie avec le FLN) et expulsé au printemps 1962. A Marseille, avec femme et enfants, il trépignait. « Dès l’indépendance proclamée, on a pris le bateau pour Alger. A bord, les gens nous regardaient bizarrement. Nous expliquions que nous rentrions chez nous, ils demandaient : mais chez vous, ce n’est pas en France ? Je voulais retrouver ma maison, mon travail à la brasserie, et mes abeilles dans la Mitidja. »

Maurice Baglietto, dit "Momo", dans le quartier populaire du Ruisseau.
Maurice Baglietto, dit « Momo », dans le quartier populaire du Ruisseau.

Ces années « noires » du terrorisme, Juliette Acampora les a vécues « planquée dans la salle de bains, quand ça canardait depuis les bal­cons ». Au coeur de Bab el-Oued, ancien quartier français, cette fille d’émigrés espagnols des années 1920 habite le même appartement depuis l’indépendance. « C’était chez un docteur français, ma mère faisait son ménage. Il lui a laissé le logement quand il est parti avec tous les autres. L’immeuble s’est vidé d’un coup. Ma mère gardait toutes les clés, mais personne n’est revenu. »

Tous Algériens, les voisins d’aujourd’hui entourent la vieille dame, dont le mari, Georges, vient de mourir en février. « Fallait voir son enterrement, c’était quelque chose. » Condamné à mort par les Français pour son engagement auprès du FLN, Georges était devenu colonel des sapeurs-pompiers d’Alger – et un héros de l’indépendance. Déjà choqué, enfant, que les écoles françaises acceptent peu de petits Algériens, il était devenu vraiment militant en entrant à l’usine de tabac Job, où les injustices sociales entre Européens et Algériens le scandalisaient. Au prix d’une brouille avec sa famille, plutôt pro-Algérie française. « Il a fait sept ans de prison, sa mère a toujours refusé d’aller le voir », se souvient tristement Juliette.

Juliette Campora dans son appartement de Bab El-Oued, ancien quartier français d'Alger.
Juliette Campora dans son appartement de Bab El-Oued, ancien quartier français d’Alger.
Paul Faizant, enseignant à la retraite, vit toujours dans la maison construite par son père, à Sidi Ghiles.
Paul Faizant, enseignant à la retraite, vit toujours dans la maison construite par son père, à Sidi Ghiles.
Cécile Serra dans sa maison d'El Mouradia, sur les hauteurs d'Alger. Photos : Lahcène Abib/Signatures.
Cécile Serra dans sa maison d’El Mouradia, sur les hauteurs d’Alger. Photos : Lahcène Abib/Signatures.

Comme Momo, le vieux communiste, ou Juliette, la veuve de Bab el-Oued, Cécile Serra est choyée par tous ses voisins et amis. Paul Faizant témoigne : « En restant, nous montrions notre désir de construire ensemble l’Algérie nouvelle. Nous en avons reçu beaucoup de gratitude. » Parmi ses proches rentrés en 1962, tous n’ont pas compris qu’il demeure dans un pays dont les habitants ont tué son père, fût-ce pour voler sa voiture. « Mais les Français, eux, ont tué mon beau-père parce qu’il était trop proche des Arabes. Alors, où devrais-je vivre ? Je crois à la réconciliation, et aux valeurs catholiques de mes parents : la vengeance n’est pas digne d’un homme. »

Telerama / Juliette Bénabent

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