«La douleur silencieuse» des déportés algériens en Nouvelle-Calédonie Un épisode largement oublié

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Abdelkrim AMARNI / lexpressiondz

«Le caillou», tel était le surnom de cette terre d’exil où les enfants des bagnards algériens étaient appelés des «bicots».

Au 60ème anniversaire de la fin de la guerre d’indépendance, des descendants d’Algériens déportés en Nouvelle-Calédonie pendant la phase de colonisation de l’Algérie par la France, au XIX siècle relatent la «douleur silencieuse» de leurs aïeux, resté «un épisode largement oublié». De 1864 à 1897, au fil de l’avancée des troupes coloniales françaises, qui ont envahi l’Algérie en 1830, plus de 2 100 Algériens, «jugés» par des tribunaux spéciaux ou militaires, furent déportés vers le bagne colonial dans le territoire français du Pacifique de Nouméa lit-on dans un reportage-témoignage de l’AFP. Les descendants des «chapeaux de paille», (couvre-chef des bagnards), appelés «bicots» témoignent avec émotion d’une histoire qu’il a fallu «aller chercher, presque leur extorquer».

«Ils arrivaient après un voyage de cinq mois, enchaînés dans les cales de bateaux» Le nombre de morts, dont les corps furent jetés par-dessus bord pendant la traversée, reste inconnu», relate à l’AFP Taïeb (Jean Pierre) Aïfa, 83 ans.

Son père, dit-il, faisait partie du dernier convoi de bagnards en 1898 et sa mère est la fille d’un des premiers déportés sur le «Caillou», surnom de la Calédonie. «L’histoire de nos aïeux était un sujet tabou. La loi du silence régnait dans les familles des déportés», explique cet octogénaire, pilier de la «communauté arabe» descendant d’Algériens. «Nous les enfants des «chapeaux de paille» étions traités de «bicots», une insulte raciste qui fut largement usitée en Algérie-même par les colons, se souvient Taïeb Aïfa, dont le père fut condamné à 25 ans de bagne pour avoir défendu ses terres à Sétif contre les militaires français. Ironie tragique: «de colonisés en Algérie, ils devinrent colonisateurs malgré eux, sur des terres confisquées aux «Kanaks», autochtones de l’île, souligne Jean Pierre Aïfa, originaire de Bourail (ouest de l’île).

La «vallée des Arabes», près de Bourail, connue aussi sous le nom de village de Nessadiou, marque le paysage calédonien des dernières traces d’une appartenance et d’un lien fort et douloureux qui existe entre la Nouvelle-Calédonie et l’Algérie. Les premiers arrivants de cette communauté furent déportés en 1873. La grande majorité réside dans la vallée de Nessadiou et Bourail, une petite ville proche de cette vallée. «En Nouvelle-Calédonie, l’Etat français visait, comme en Algérie d’ailleurs, à créer une colonie de peuplement. Les déportés furent transformés en colons», relève Christophe Sand, archéologue à l’institut de recherche IRD de Nouméa et descendant lui même de déporté. Si les bagnards français purent ultérieurement ramener leurs femmes, il l’était interdit aux Algériens qui se marièrent sur place. Les condamnés à plus de huit ans de bagne, comme la plupart d’entre eux, n’avaient pas le droit de rentrer en Algérie après leur peine, souligne Sand. «D’après nos calculs, ce processus a dû abandonner en Algérie entre 3.000 et 5.000 «orphelins», relève le chercheur. «Mon grand-père a laissé en Algérie deux enfants qu’il n’a plus jamais revus», confirme de son côté, Maurice Sotirio, petit-fils de condamné de la région de Constantine.

En Calédonie, nos aïeux étaient des citoyens de seconde zone, selon Sand, d’autant qu’ils ne parlaient pas français, seulement l’arabe ou le berbère. Leurs enfants ont beaucoup souffert de cette stigmatisation et seules quelques familles ont sauvegardé fièrement leurs origines.
A la fin des années 1960, les descendants se sont regroupés dans l’association des «Arabes et amis des Arabes de Nouvelle-Calédonie». «J’ai été ouvrier à 17 ans et j’ai fait du syndicalisme. Maire pendant 30 ans, je signais des documents officiels en tant que Taïeb Aïfa, une revanche sur l’Histoire», témoigne celui qui fut surnommé le «Calife» quand il devint maire de Bourail en revendiquant «son algérianité». Aïfa se souvient de son premier voyage en Algérie en 2006, quand il a eu la sensation de «ramener symboliquement son père qui, comme les autres Arabes, avait souffert de ne pas pouvoir rentrer et mourir dans son pays natal».

«Je revendique ma «calédonitude». Mais, je suis d’abord Algérien, j’ai un lien avec mon pays, de la famille, des terres…J’ai réussi à obtenir mes papiers algériens il y a 20 ans», dit-il fièrement.

Lorsque Christophe Sand s’est rendu en Algérie avec deux autres descendants de bagnards, il a eu «pendant tout le vol l’impression de porter son ancêtre sur les épaules». «Quand j’ai aperçu, à travers le hublot, le port d’Alger, où mon arrière-grand-père et ses compagnons avaient été jetés dans la cale d’un bateau, j’ai ressenti une douleur à hurler», dit-il.

Arrivé au village d’Agraradj, en Kabylie, dans sa maison natale, il a touché le sol en baisant sa main «j’ai eu le sentiment que le poids symbolique que j’avais sur les épaules depuis le début du voyage avait disparu. J’avais ramené son esprit exilé à l’endroit où il était né». Pour Sand, il faut passer par «ce processus de guérison, de re-fermeture de la porte» pour «se construire un avenir en Nouvelle-Calédonie». «Guérir du traumatisme de l’exil permet aux Calédoniens que nous sommes aujourd’hui de se projeter dans l’avenir sans rester prisonniers du passé».

Abdelkrim AMARNI / lexpressiondz

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